ANALYSE DE QUELQUES NÉOGRAPHISMES PUBLICITAIRES AU BURKINA FASO
Youssouf OUÉDRAOGO
Béli Mathieu DAÏLA
Université Ouaga I Professeur
Joseph Ki-Zerbo, Burkina Faso
Résumé
La pratique du français en contexte naturel se particularise du français standard à l’écrit et à l’oral. Dans cet article, il est question de la formation des mots sur les affiches et enseignes publicitaires et les infographies télévisuelles. En effet, les mots sont formés de lettres, de chiffres et ne tiennent compte que de la phonie. Ce mélange de lettres et de chiffres constitue une néographie inspirée du texto, des messageries électroniques et téléphoniques. Ces néographismes relèvent du style et/ou sont une économie linguistique. L’étude emprunte la méthode qualitative et les outils de la sociolinguistique et de la grammaire.
Mots-clés : français standard, phonétique, graphie, néographisme.
Abstract
Practicing French in a natural context is typical to standard French regarding writing and speaking skills. The ongoing research work is about words formation as used on posters and advertising signboards and television infographics. Indeed, words are made up of letters and figures and take into account only sound pattern. This mixture of letters and figures is a neography inspired by short message texts, electronic and telephone messaging. These neographisms are part and parcel of style and / or econo-linguistics. The study follows the qualitative method, using sociolinguistics and grammar as practical tools.
Keyswords: Standard French, phonetics, graphy, neographism
Introduction
Le français connaît, de jour en jour, des changements du point de vue morphologique et syntaxique au Burkina. Ces changements s’expliquent par le fait que chaque locuteur se l’approprie selon ses besoins de communication. Il apparaît sur les affiches publicitaires et les infographies télévisuelles, les enseignes, etc., une graphie des mots qui ne correspond pas à celle du français standard. Les règles du système graphique standard ne sont pas respectées. Cela suscite un certain nombre d’interrogations :
- Ce mélange des lettres et des chiffres ne constitue-t-il pas une néographie inspirée des procédés d’abréviation ?
- Est-ce un style scriptural des locuteurs du français ?
- Cette écriture ne relève-telle pas d’une économie linguistique ?
L’objectif de la présente étude est de présenter ces néographismes et d’examiner les mobiles qui les sous-entendent.
Les outils analyses sont ceux de la sociolinguistique et de la grammaire. Le travail s’organise en trois parties : une présentation du corpus, la description des néographismes et quelques éléments d’interprétation des formes précédemment décrites.
- Présentation du corpus
Le corpus d’étude est constitué de deux (02) infographies, une (01) épitaphe, deux (02) titres d’émissions télévisuelles et neuf (09) affiches. Les éléments du corpus, choisis de façon aléatoire et raisonnée en fonction des graphies non-conformes au français standard, se présentent ainsi qu’il suit :
Titres d’émissions télévisuelles
- 1pulsion hip-hop
- Point 2vue
Photographies d’affiches
- Description des néographismes
L’observation des graphies a permis d’en identifier deux types : les mots écrits à partir de la phonie et ceux formés d’un mélange de chiffres et de lettres.
- La néographie sur les affiches publicitaires : écriture phonique
Du fait de l’évolution de la vie et des besoins de communication nouveaux qui en découlent, l’homme a sans doute de tout temps créé des mots nouveaux. Ces néologismes écrits sont désignés par le terme de néographisme. Ils sont récurrents dans les textes publicitaires de nos jours. La néographie est l’ensemble des procédés de création de nouvelles unités lexicales ou de mots qui tiennent essentiellement compte de la phonie. Sur les affiches, l’on remarque la présence de mots qui sont construits sur la base du son que produisent les syllabes qui les composent. Il s’agirait d’une forme de style et ou de gain d’espace sur l’enseigne ou l’affiche. Les auteurs de ces graphies les écrivent en s’appuyant uniquement sur les traits phonétiques comme on peut le percevoir dans le tableau ci-dessous récapitulant les énoncés du corpus.
Néographismes | Descriptions |
DCD | DCD le 25. 12 92. Le participe passé « décédé(e) » est réduit à sa prononciation syllabique avec emploi exclusif des consonnes du mot dont l’épellation, conformément aux règles du français, se fait toujours sur un support vocalique. Leur réalisation orale, par épellation, s’appuie sur la voyelle phonétique [e]. |
Fotos | Ce néographisme correspond au mot photos, apocope de photographie. Photographie est formé de deux étymons grecs : phôs ou photos, « lumière », et graphein qui signifie écriture ou image acoustique. La néographie « foto »constitue un écart graphique qui ne tient pas compte de l’étymon. |
La K’fête de l’institut français | La K’fête de l’institut français est une rubrique d’un dépliant de l’Institut français au Burkina. K’fête correspondant au mot cafèt, apocope de cafétéria. Après la troncation, il y a eu substitution de l’apostrophe à la voyelle « a ». |
Savon kdo | Savon kdo mis pour « Savon cadeau ». Les deux syllabes formant le mot « cadeau »ont chacune fait l’objet d’une transformation par simplification : ca- est ramenée à k et le trigramme –eau est remplacé par la seule lettre o, sans conséquence sur la réalisation orale. |
Pack trankil | Trankil est la réduction de tranquille, prononcé [trãkil] comme le néographisme, avec une sorte de transcription phonétique kil (pour–quille). |
Les cas ci-dessus indiquent clairement que leurs auteurs écrivent les sons des mots sans se conformer aux règles de l’orthographe française. Pourtant, selon Anis et al. (1988, p.45), l’orthographe est « l’ensemble des correspondances entre éléments constituants particuliers appartenant aux deux systèmes : langue écrite et la langue parlée.».
En plus des procédés scripturaux décrits précédemment, on en relève d’autres consistant en un mélange de lettres et de chiffres.
- Des chiffres et des lettres dans la formation des mots
Les auteurs des néographismes utilisent aussi bien des chiffres que des lettres dans la formation de certains mots. Cette nouvelle écriture s’illustre dans le tableau suivant.
Néographismes | Descriptions |
1pulsion | 1pulsion du hip-hop est le titre d’une émission de la Télévision nationale burkinabè. La première syllabe du mot « impulsion », im-, est remplacée par le chiffre arabe1, collé au reste du mot pour en faciliter une lecture unitaire. Contrairement à d’autres chiffres, la réalisation orale de 1 [œ̃] n’est pas identique à celle de la syllabe remplacée im– [ɛ̃]. |
Merci pour 7 marque de considération ! | Il s’agit d’une infographie d’une télévision privée du Burkina (BF1) correspondant à Merci pour cette marque de considération ! La substitution du chiffre 7 au démonstratif « cette » est favorisée par une réalisation phonique identique. |
Je ne peux pas vivre 100 toi. | Il s’agit d’une infographie d’une télévision privée du Burkina (Canal 3). La préposition sans est remplacée par le chiffre 100 (tous prononcés [sɑ̃]). |
Parole d’1 insurgé | Parole d’1 insurgé est le titre d’un roman de l’auteur burkinabè Adama Amadé SIGUIRÉ. L’article « un » est remplacé par le chiffre 1 : la seule différence est d’ordre graphique. |
Point 2vue | Point2vueest le titre d’une émission animée sur la télévision nationale du Burkina par Ardjouma David Thiombiano dans les années 2004. La préposition « de » est remplacée par le chiffre 2, avec cependant une différence dans la réalisation orale : « de » = [də], 2 = [dø]. |
2iE | 2iE est le sigle de l’Institut d’ingénierie de l’eau et de l’environnement. Le chiffre 2 permet d’éviter la répétition des lettres « i » et « e », initiales de institut et ingénieries et de eau et environnement. Selon le procédé classique, le sigle donne I.I.E.E. Dans le choix graphique, contrairement à la règle de la siglaison, la lettre « i » est en minuscule au lieu d’être en capitale. |
E3SHM | E3S.HMest le sigle de École supérieure des sciences sociales, humaines et de management. Il s’agit d’une mise en facteur de l’initiale S dans le sigle E3SHM. La siglaison conforme à la règle aurait donnéE.S.S.S.H.M., plus long et difficile à prononcer. |
Université Ouaga 3S | Université Ouaga 3Scorrespond à Université Ouaga Savoir savoir-faire savoir-être qui est un établissement d’enseignement supérieur privé. On note une mise en facteur de l’initiale S pour éviter Ouaga S.S.S. |
- Quelques d’interprétation
D’une manière générale, ces néographies constituent des écarts par rapport à la norme du français standard, avec une non-conformité par rapport à la graphie et, pour certaines, par rapport aussi à la phonie. Pour ces lexies, les scripteurs ne semblent pas toujours se préoccuper de l’adéquation graphie/phonie. Dans 1pulsion, Le chiffre 1 se réalisant [œ̃]et non pas [ɛ̃].1pulsiondevrait donc se prononcer [œ̃pylsjɔ̃] et pas [ɛ̃pylsjɔ̃] comme le voudrait la forme normée du mot. Il en est de même pour point 2 vue pour « point de vue » où le chiffre 2 prononcé [dø] est employé à la place de la préposition de réalisé [də]. Des préoccupations autres que le respect de la norme guident les auteurs. Le caractère insolite, inattendu semble leur conférer une valeur esthétique. A cela s’ajoute un souci d’économie de l’espace qui leur est réservée sur le support.
3.1. L’économie appliquée au mot
Les auteurs de ces néographismes s’intéressent très peu à l’orthographe du mot encore moins à son étymologie. Ils écrivent le mot comme cela leur convient, pourvu que sa construction utilise peu de lettres. La graphie avec un mélange de chiffres et de lettres correspond à un besoin économique. Par exemple, le nombre, écrit en chiffres, 100 [sã] correspond à la préposition sans [sã] ; le démonstratif cette [sɛt] est écrit en chiffre (7) [sɛt]. Ainsi les chiffres remplacent les lettres de la syllabe. Les choix graphiques « 7 » dans Merci pour 7 marque de considération ! et fotos ont un objectif commun : celui de réduire le nombre de caractères au strict minimum. Selon Battestini et al (2006, p. 45),
« le caractère est, en effet, l’unité minimale d’écriture à laquelle on peut associer un élément de langage oral tel qu’une unité prosodique (tonème, intonème, ponctuation), une unité phonique (voyelle, consonne et syllabe), une unité conceptuelle (chiffre, idéogrammes séparateurs) ».
Cette définition du caractère permet de comprendre aisément le terme tel qu’utilisé dans le contexte présent. L’économie appliquée au mot s’illustre à travers les graphies euphoniques et le mélange de chiffres et des lettres. L’observation et l’analyse de quelques-uns de ces néographismes indiquent leur volonté de réduire au minimum les signes graphiques employés.
- Considérons les graphies fotos et photos ;
Le mot « photos » (apocope de « photographie ») dans l’orthographe française est constitué de six (06) lettres (six caractères) réparties dans deux syllabes (pho– + –tos).Au néographisme fotos correspond toujours deux syllabes (fo-, + –to) mais en (05) lettres, c’est-à-dire cinq (05) caractères. En termes d’économie, la graphie des locuteurs gagne un caractère par rapport à celui de l’orthographe française.
- Prenons les graphies 1pulsion et « impulsion».Le mot « impulsion » est constitué de neuf (09) lettres regroupées en trois syllabes (im- + -pul- + -sion).
Le chiffre 1 qui remplace la syllabe (im-) est constitué d’un caractère. La néographie 1pulsion contient moins de caractères (08) que la graphie « impulsion »(09 caractères). En matière d’économie d’espace sur une affiche la néographie est plus économique en termes de caractère que l’orthographe française du mot « impulsion ».
- Considérons les graphies dcd et décédé(e)
Dcd est une néographie qui se lit sur certaines épitaphes au cimetière. Il correspond aux mots« décédé » ou « décédée ». Toutes les voyelles de la graphie standard ont été supprimées dans la néographie. Cela a été possible parce que lesdites voyelles sont les supports vocaliques des consonnes lorsqu’on les épèle. Du point de vue quantitatif le nombre de caractères est ramené à la moitié au moins, passant de six (06) dans « décédé » ou sept (07) dans « décédée » à trois (03) dcd. On note que ce participe passé est invariable dans le néographisme quel que soit le nom qu’il qualifie. Dans tous les cas, le résultat est que la forme obtenue est plus réduite, donc plus économique, notamment en terme d’espace.
Cette écriture, bien qu’elle soit une réalité, n’indique en aucun cas le niveau de l’auteur en matière de maitrise ou de non-maitrise de la langue française.
Il faut noter, en définitive, que la néographie a des soucis d’économie et de synthèse d’une pensée. Martinet (2008, p. 181) écrit :
L’évolution linguistique peut être conçue comme régie par l’antinomie permanente entre les besoins communicatifs de l’homme et sa tendance à réduire au minimum son activité mentale et physique. Ici comme ailleurs, la comporte humaine est soumis à la loi du moindre effort selon laquelle l’homme ne se dépense que dans la mesure où il peut ainsi atteindre aux buts qu’il s’est fixés.
S’il apparait sans ambages que les néographismes sont des formes abréviatives des mots, des sigles, etc., il n’en demeure pas moins qu’ils sont des écarts volontaires, et relève de ce fait du style.
3.2. Du style
À l’origine, l’essence de la rhétorique était d’être un art de l’argumentation. C’est pour cela qu’« à l’intérieur de l’hypothèse saussurienne, tout texte relevant de la parole, création individuelle, le style est défini par référence à une norme, comme un écart. » (Dubois et al, 2001, p.449). Les abréviations des mots et des sigles sont un style chez les auteurs des néographismes. Si l’on prend les cas des établissements d’enseignement supérieur dont les sigles sont constitués de chiffres et des lettres, non seulement ceux-ci expriment la notion d’économie du mot, mais ils constituent des marques stylistiques qui permettent de désigner leurs établissements respectifs. E3SHM, Université Ouaga 3S, 2iE et 2ifec sont des sigles de structures d’enseignement supérieur.
Considérons les sigles suivants 2iE et 3S (Université Ouaga 3S). Si le sigle est l’abréviation des constituants, les sigles 2iE et 3S (dans Université Ouaga 3S) ne respectent pas les règles de la siglaison, car les chiffres sont des mises en facteurs. Ainsi les sigles devraient être : I.I.E.E (« Institut International d’Ingénierie et de l’Eau et de l’Environnement ») au lieu de 2iE et « Université Ouaga S.S.S » (Université Ouaga Savoir Savoir-faire Savoir-être) au lieu de Université Ouaga 3S. Les mises en facteur 3S et 2iE constituent une réduction des initiales desdits sigles. Le choix de l’abréviation des sigles qui constituent en eux-mêmes une réduction des initiales formant les mots constituant la désignation de ces établissements est l’expression du moindre effort dont parle André Martinet, mais aussi une façon de rendre le sigle plus attrayant chez les éventuels clients. La construction Université Ouaga 3S est plus aisée, plus agréable et plus ludique à rédiger et à prononcer que « Université Ouaga savoir savoir-faire savoir-être » ou « Université S.S.S. » Il en est de même pour E2SHMque « École supérieure des sciences sociales, humaines et de management » ou « E.S.SS.H.M. »Les qualités aisée et agréable sont liées au caractère économique relevé à plusieurs reprises plus haut. L’aspect ludique, quant à lui, est attribué au caractère singulier de l’association chiffres et lettres dans le néographisme. En effet, en français, le système graphique n’a pas retenu ce type de combinaison à l’intérieur du même mot. Une telle forme capte donc nécessairement l’attention dès qu’elle apparait.
Conclusion
Les néographismes sont productifs chez les locuteurs du français du Burkina. Ils apparaissent aussi bien dans des titres d’émission de télévision, des affiches publicitaires et même sur les épitaphes. Les utilisateurs de ces outils de communication réduisent le nombre de caractères en utilisant des abréviations individuelles de mots formant des textes réduits. Pour les scripteurs et pour les lecteurs, les graphies présentent l’avantage d’être économique, facile et agréable à écrire et à lire. Cependant, comme elles sont publiques, elles peuvent présenter un grand inconvénient : celui de tromper le destinataire sur l’orthographe authentique des mots du français. C’est pourquoi, comme l’écrit OUÉDRAGO (2000, p.385), « l’étude de ce type de création présente de multiples dangers liés soit à l’hypercorrection, soit à l’absence de distance qui empêche l’analyste africain ou burkinabè d’être capable d’observer et de considérer comme correctes des réalisations non standard».
Références bibliographiques
Anis, J., Chiss, J.-L. & Puech, C.(1988). L’écriture. Théories et description. Bruxelles : De Boeck-wesmael.
Battestini, S. (dir.).(2006). De l’écrit à l’oral. Le graphique africain. Paris : Harmattan
Dubois, J., Giacomo, M., Guespin, L., Marcellesi, C., Marcellesi, J.-B. &Mével, J.-P.(2007). Grand dictionnaire linguistique & Sciences du langage. Paris : Larousse Bordas /HER.
Martinet, A. (2008). Éléments de linguistique générale. Paris : Armand Colin.
Ouédraogo, Y. (2000). Le français basilectal dans la littérature burkinabè. Actes de la XVIIIe Biennale de la langue française tenue à Ouagadougou sur le thème « L’expression du droit. Le français, langue africaine et internationale. La jurisfrancité. Le Burkina Faso et la francophonie’’, Paris.381-390.
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